Martial Solal et Dave Liebman ; du nectar pour Jazz and Wine

par Philippe Desmond, photos Alain Pelletier.

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Dans le cadre de Jazz & Wine, Jean Jacques Quesada a toujours le don de proposer des affiches insolites, hors du temps ou du marché. Insolites mais toujours remarquables.

Nous voilà ce soir sur les bords du Ciron, au château Guiraud, 1er Grand Cru Classé de Sauternes. Provocation, clin d’œil, nous passons la nuit du 4 août au château, mais ici la noblesse est particulière et porte un drôle de nom, Botrytis Cinerea, la pourriture noble, un bel oxymore – ou pas suivant votre opinion – définit cette bactérie et son effet de concentration des sucres dans les raisins qui va permettre l’élaboration de ces fameux vins.

En cette fin de jeudi, point de ce brouillard qui réveille le Botrytis, mais carrément de la pluie, une pluie sournoise, joueuse qui fait mine de partir mais revient ; les pires conditions pour un organisateur de spectacle en plein air. Un peu de répit avant le concert pour se restaurer au désormais inévitable food-truck dont les responsables ont visiblement moins de métiers que les deux musiciens que nous venons écouter.

Le soleil après s’être caché toute la journée vient faire le beau en se couchant ; trop tard mon vieux, ce n’est pas toi qu’on est venu voir. La pluie ne fait pas de claquettes, sur l’herbe c’est impossible, mais retarde le début du concert qui commence finalement devant une forêt clairsemée de parapluies. Certains sont restés à l’intérieur ou blottis sous les avant toits de la bâtisse. Curieuse ambiance mêlée d’impatience, d’inquiétude, de déception, d’espoir.

Martial Solal et Dave Liebman (en résidence en ce moment à Marciac avec les jeunes : voir chronique précédente « du Nid à l’envol »), deux géants du jazz, montent sur scène, non sans difficulté pour le second qui a de plus en plus de mal à marcher, avec aisance pour Martial et ses bientôt 89 ans. Ils nous ont préparé un magnifique cadeau qu’ils vont passer une heure trente à nous offrir, un concert exceptionnel !

Avec ces conditions difficiles le public a finalement encore plus envie de vivre des émotions positives, il va être servi. On ne présente plus ces deux musiciens aux CV scintillants, on les écoute. En duo donc, sans rythmique, un piano et un saxophone, comment faire du jazz avec ça ? Martial Solal aurait dit un jour « il n’y a pas de jazz mais des jazz » nous y voilà. Le nombre d’instruments, leur nature, finalement c’est un détail, ils sont au service de la musique et c’est elle qui commande. Même la pluie a fini par s’incliner.

Dans une toute récente interview au journal Sud Ouest Martial Solal évoque la liberté que donne cette formation insolite en duo, la profondeur de l’échange créé ainsi entre les musiciens et l’importance de chacun des instruments. C’est exactement ce qu’il va se passer.

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Telle une dégustation de grand vin c’est par petites gorgées que nous allons appréhender ce concert ; apprécier l’équilibre du saxophone, surtout le soprano, entre les notes acides des aiguës, et les touches sucrées et moelleuses des graves, comme un sauternes ; admirer la robe du piano d’un noir intense signé Steinway & Sons, son velouté, sa longueur. D’accord ces parallèles sont douteux et convenus mais n’est on pas à Jazz and Wine ? Plus sérieusement – mais pourquoi être sérieux lors de tels moments de bonheur – parlons du toucher de Martial Solal. Finie la profusion de notes, il dit « jouer dans l’épure » ; cette façon de jouer avec les silences, de suspendre les notes et le temps, cette profondeur des graves, cette ampleur des médium, cette dentelle des aiguës, ces sautillements rythmiques, quelle délicatesse, quelle douceur, quelle beauté ! Contraste et équilibre donc comme pour le vin, avec le jeu de Dave Liebman toujours aussi volubile avec des fulgurances, des accélérations, notamment au soprano où il a un son extraordinaire, pur, clair, parfois suraiguë  mais surtout si mélodieux. Deux très grands maîtres.

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Au répertoire des standards – pas que – mais tellement, démontés, épurés, reciselés qu’ils en deviennent des créations. De Miles à Cole Porter – un « Night and Day » intersidéral – en passant par Gershwin, ces deux artisans vont nous élaborer du nectar de jazz, du concentré de musique. Une création avec un « Gig for GIG » en hommage à George et Ira Gershwin « qui nous ont donné tant de beaux titres à jouer ». De l’émotion mais de la bonne, pas pompeuse, un public captivé et sous le charme n’osant même pas ponctuer les délicats chorus de rêve par les applaudissements standards habituels – et tant mieux – de l’humour avec les interventions très fines de Martial Solal, des rires quand le paon du parc répond à la petite flûte de Dave Liebman ou réagit bruyamment aux applaudissements. Un moment de grâce. Pour nous et pour eux deux. Après le salut et juste avant de se remettre en place pour un rappel Martial et Dave s’étreignent longuement et le premier nous avoue « nous sommes plutôt contents de nous » mais avec humilité.

Mais aussi quelle humidité ! La musique finie, nos corps reprennent le dessus sur nos âmes parties vers des rives plus douces. Point de café chaud, tant pis, à l’invitation des organisateurs on gouttera le « Petit Guiraud » le second vin de la maison qui vaut largement d’autres premiers.

Les oreilles sont remplies de notes bleues, les yeux sont aussi lumineux que le sauternes. Jazz and Wine, quoi d’autre ?

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